La deuxième Biennale
de Louvain questionne le regard et la mort.
A Louvain, il y a plusieurs
églises, un hôtel de ville
paré comme une châsse, des musées silencieux, du
gothique
et du baroque, une université illustre fondée en 1425,
des
rues piétonnes et un nombre respectable de brasseries et de
cafés
- alliance de passé et de présent réussie que
l'industrie
touristique n'est pas encore parvenue à gâcher. A Louvain,
en 1996, un groupe s'est formé, décidé à
faire
de la ville un lieu d'accueil pour l'art contemporain. En 1997, une
première
suite d'expositions s'est tenue au printemps, réunies sous un
titre
prudemment interrogatif, « Natures mortes ? ». Le titre de
la deuxième édition de ce qui serait désormais la
Biennale de Louvain n'est pas beaucoup plus précis. C'est
«
Démarches », coproduction financée par la
municipalité,
la province de Brabant, l'université et des entreprises. Le
choix
des artistes et les expositions relèvent de la
responsabilité
d'un commissaire unique. Pour « Démarches », il
s'agit
de Lut Pil, professeur d'histoire de l'art contemporain à
Louvain.
La sélection est
étroite : neuf artistes, belges, français
et néerlandais. Elle n'est déterminée ni par un
principe
d'âge, ni par un canon ou une doctrine esthétique. Elle
obéit
essentiellement aux goûts et aux curiosités de la
commissaire,
qui sont à l'évidence divers et larges, de la peinture et
du dessin jusqu'aux installations vidéo. Mais, quoique divers et
larges, ils s'agrègent autour de deux préoccupations.
L'une
est d'ordre théorique et critique : que voit-on ? comment
voit-on
? comment la mémoire affecte-t-elle le regard et
réciproquement
? L'autre est poétique et teintée de métaphysique.
La mort en est la pensée obsédante.
STUPEUR ET RESPECT
Du côté de la
phénoménologie de la perception
et de la création, les artistes sélectionnés ne
renouvellent
pas le genre - ce serait même un euphémisme. Les
dispositifs
de Wendelien van Oldenborgh, d'Ann Veronica Janssens ou de Philip
Aguirre
y Otegui s'inscrivent dans ce qui est désormais presque une
tradition,
qu'ils reprennent avec quelque déférence et de
l'insistance
parfois. Les citations et morceaux choisis de Jef Geys,
présentés
comme il se doit dans la bibliothèque universitaire, ne
surprennent
pas plus. On y trouve Platon, Sade, Saint-Just (devenu Saint-Juste...),
Lacan, Bataille, Barthes (devenu Ronald Barthes...), Foucault, Virilio,
Hollier, Deleuze, tous classés par ordre chronologique de
parution.
On y trouve aussi Borges, qu'il aurait été plus prudent
de
ne pas mentionner tant est évidente la parenté.
La mort est meilleure
inspiratrice. Au musée municipal, Eric
Poitevin a accroché ses photographies de daims tués
à
la chasse, natures mortes allégoriques où la chambre du
photographe
se substitue aux brosses d'Oudry et de Chardin. Dans une autre salle,
Frank
Theyz projette sur les murs les images de corps qui s'enroulent, se
déroulent,
serpentent, se divisent, se reforment. Ce théâtre d'ombres
mouvantes est obtenu par le recours aux technologies contemporaines,
tout
en se gardant de les exhiber indiscrètement.
Deux ensembles dominent de
haut. Dans un bâtiment classique, Marie-Jo
Lafontaine présente The Swing, pièce vidéo d'une
efficacité
certaine. Le visiteur y passe entre des écrans sur lesquels une
petite fille se balance, tourbillonne, monte et descend. La
caméra
la suit, s'approche, s'éloigne à son tour, semble se
perdre
avant de retrouver le corps qui s'envole - tout cela en noir et blanc
dans
une vaste pièce ténébreuse.
Dans l'ancienne
église des Prédicateurs, Jean-Paul Marcheschi
a pu déployer une partie de ses Onze Mille Nuits. L'entreprise a
commencé en 1987. Elle tient de l'autobiographie, de
l'hallucination,
de la méditation sur le temps. Elle tient du dessin et de la
peinture,
quoique Marcheschi ne peigne qu'avec la flamme d'une bougie, le noir de
fumée, la cire, le blanc de la feuille sur laquelle il a d'abord
jeté des mots ou des traits. Admirablement disposée dans
l'espace clair de l'église, l'oeuvre laisse muet - muet de
stupeur
devant l'immensité du projet et muet de respect devant un
artiste
qui, sans transiger, met sa vie tout entière sur les murs.
Philippe Dagen
Le Monde, 4 Mai 1999